Bénin
Chefferie traditionnelle : un professeur écrit au Comité de Rédaction du cadre juridique à propos du royaume de Igbo-Idaasa
Dans une lettre ouverte datant du lundi 19 septembre 2022, ADJILE SEGLA Aimé, Enseignant-Chercheur à l’Université d’Abomey-Calavi (Bénin) et chercheur associé au Max-Planck Institute (Berlin, Allemagne) appelle à l’attention du Comité chargé de la rédaction du cadre juridique pour la chefferie traditionnelle au Bénin sur le cas du royaume de Igbo-Idaasa. A la suite du Professeur Sylvain ANIGNIKIN qui s’est prononcé sur la question dans notre journal le 1er septembre dernier, le logicien, Historien des Mathématiques a apporté des éléments d’argumentation montrant ce pourquoi le royaume d’Ifita-Igbo-Ìdàáṣà ne doit pas être ignoré.
LETTRE OUVERTE AU COMITE CHARGE DE LA REDACTION DU CADRE JURIDIQUE POUR LA CHEFFERIE TRADITIONNELLE AU BENIN
PLAIDOYER
Messieurs les Membres de la Commission Nationale,
A la suite du Professeur Sylvain ANIGNIKIN qui s’est prononcé sur la question dans son article du 1er septembre 2022 paru dans le Quotidien La Gazette portant « Royaume nago d’Igbo-Ìdàáṣà » (origines, organisation, institutions et modes de fonctionnement), je voudrais en appeler à nouveau votre attention. Un certain M. Toudolfonse, activiste du web dont les publications se font insistantes sur le sujet est pris au sérieux et considéré, à tort ou à raison, comme quelqu’un de bien renseigné, apparemment en tous cas, depuis la dissolution de l’Agence Bénin Presse (ABP). Les éléments d’argumentation montrant ce pourquoi le royaume d’Ifita-Igbo-Ìdàáṣà ne doit pas être ignoré vous sont référencés. Ils proviennent des travaux d’excavations archéologiques à Ilé-Ifè, ainsi que grâce à la datation au Carbone 14, de reconstitutions historiques à partir des traditions orales, etc.
Concrètement, et à propos de l’affirmation du Professeur ANIGNIKIN selon laquelle :« Le royaume nago de Igbo-Ìdàáṣà est largement plus vieux que le Bénin et ses institutions », j’apporte les termes de sa démonstration.
Le royaume Ifita-Igbo-Ìdàáṣà est depuis au moins le 7ème siècle au plus tôt, le 14ème siècle au plus tard une réalité (Igue and Yaï 1973 ; Sègla et Boko 2006). L’article de Igue and Yaï (1973) intitulé « The Yoruba-Speaking People of Dahomey and Togo », traduit du Français par Abiola Irèlè dans la Revue “Yoruba, Journal of the Yoruba Studies Association of Nigeria”, est resté de marbre, sur la question. Des données majeures croisées et assemblées par ces auteurs mettent en exergue trois (3) phases de constitution des royaumes au Centre et au Sud du Dahomey :
PREMIERE PHASE (7ème-14ème siècle)
Ifita-Ìdàáṣà est bâti sur les cendres d’Ifita (Ifè Ita, Ifè d’ailleurs) et d’Ija-Okù au pied des monts à l’ouest, entre Dassa et Savalou. Il y a trois (3) grandes migrations yoruba à partir du Nigeria vers le Dahomey (Igue and Yaï 1973 ; Adédiran B. 1984, 1998 ; Adédiran A. 1980 ; Boko 1997). Ifita naît de la première phase prédynastique (pré-Oduduwa), à partir d’Ilé-Isa et d’Ilé-Ifè, après la prise d’Ifè par les dynastiques sous la direction d’Oduduwa (Obayèmi 1976, 1979 ; Sègla et Boko 2006 ; Atanda 1996 ; Horton 1979 ; Igue and Yaï 1973). Cette phase intervient entre le 7ème et le 14ème siècle au plus tard ; ce que rapportent Igue and Yaï (1973) par :« A first phase of early migration from Ifè, before the 14th century, which led to the creation of the kingdoms of Ketu, Sabe, Popo, Ifita, Igèdè and Iloji »
Deux conclusions s’imposent :
1. A partir de 2000 ans avant Jésus Christ (Horton 1979 ; Obayèmi 1976 ; Atanda 1996) jusqu’au 14ème siècle au plus tôt, à l’ouest d’Ilé-Ifè, les pré-Oduduwa ont essaimé l’espace compris entre Ilé-Ifè et la montagne d’Agou à Kpalimè, en passant par le plateau de Hwawé (Bohicon- Abomey) et les collines d’Ifita, l’espace depuis la côte atlantique jusqu’au 8è parallèle nord compris (Adédiran B. 1984 ; Sègla et Boko 2006). À partir des 16ème et 17ème siècles, une mosaïque d’autres peuples venus de l’ouest africain s’y sont incrustés. Ils ont créé des États Aja à Tado et à l’est de Tado (Adédiran B. 1984, 1998 ; Igué 1970). Les deux civilisations, Yoruba et Aja-Tado, se croiseront plus tard après l’émergence et les croisades aja à partir de Tado (Gayibor Nicoué Lodjou 1985 ; Igue and Yaï 1973 ; Sègla et Boko 2006). Les croisades obligent les Yoruba du sud à s’enfoncer plus au nord vers le 9è parallèle (ville de Tchaourou actuelle) renforçant sur place les Yoruba pré-Oduduwa déjà installés en ces lieux (Igué 1970 ; Igue and Yaï 1973 ; Sègla et Boko 2006 ; Adédiran B. 1984, 1998 ; Gayibor Nicoué Lodjou 1985). Entre la côte atlantique et le 6è-7è-parallèle nord, les Yoruba sont donc dissouts dans les groupes aja, exemples des royaumes Popo et d’Igègè (Igue and Yaï 1973 ; Adam et Boco 1993).
2. Si le royaume yoruba de Popo (anciennement la ville de Grand Popo actuelle) et celui d’Igèdè ou Ijegèdè (anciennement au sud d’Igbo-Ìdàáṣà actuelle) n’ont pas survécu alors que Ketu, Sabe, Ifita et Iloji survécurent, c’est justement à cause des invasions aja-tado plus tardives, entre les 17ème et 18ème siècles. Ces invasions décimèrent les royaumes yoruba préexistants, depuis la côte atlantique jusqu’au plateau d’Abomey (Igue and Yaï 1973 ; Adam et Boco 1993 ; Fronebius 1940 ; Bertho 1949 ; Biobaku 1958 ; Parender 1947). Les conquêtes aja-tado sont stoppées, en effet, plus au nord par la résistance des Yoruba-Ìdàáṣà et Yoruba-Sabè déjà organisés en royaumes aux 16ème-17ème siècles ; en ce qui concerne Ìdàáṣà, après les regroupements des Isa pré-oduduwa au centre desquels les Ifita et des princes Jagun-Oyo, les derniers venus lors de la deuxième migration, à partir d’Egba, avec escales des Jagun au royaume de Sabè, au même moment que l’arrivée des Babagidaï (Palau-Marti 1957), dès le 14ème siècle au temps fort du rayonnement d’Oyo. Les batailles d’Isa-Segun, aujourd’hui Tchachégoun, dans la Commune de Glazoué ; Isa-Segun signifiant « les Isa ont surmonté la guerre », celles d’Isopa (Sokponta actuellement), Isopa signifiant « les Iso en ont tué » (les Isa d’Isopa sont encore appelés les Omon li Iso, c’est-à-dire « les gens aux armes » de leur héritage de la Cavalerie d’Oyo) ou, les combats mémorables de 1885 à Igbo-Ìdàáṣà, lorsque les troupes d’Agbomè furent repoussées bien que le roi Ìdàáṣà Amuro ait été décapité, sans que le royaume d’Igbo-Ìdàáṣà ne capitule, etc., sont les nombreuses batailles qui stoppèrent les avancées des Aja-Tado (Fon) au nord d’Agbomè, entre les 17ème et 19ème siècles (Adédiran B. 1984, 1998 ; Boko 1997 ; Sègla et Boko 2006). Au-delà du 6è parallèle nord, les Yoruba et, parmi eux les Ifita- Idààṣa, maintiendront la conscience de leur origine orientale en surnommant cette partie « Odi Ifè », ce qui signifie « à l’opposé d’Ifè, Ifè du couchant » ou « Ifè Ita », « Ifè d’ailleurs » (Boko 1997 ; Sègla et Boko 2006).
DEUXIEME PHASE (17ème-18ème siècles)
La 2ème phase situe les incursions des Yoruba à partir de l’est (Nigeria actuel) aux 17ème et 18ème siècles, dans les zones conquises par les Aja-Tado au sud et au centre du Dahomey. Pendant que Agbomè s’établissait comme un tout nouveau royaume, après ses conquêtes, les Oyo (Oyo-Ilé, Old Oyo, ayant pour capitale Ibadan) fondèrent le royaume d’Ohori/Ifoyin (Ipobè), les Awori d’Eko (Lagos) renforcèrent les autochtones Yoruba, déjà en cohabitation avec les Aja à Ajasè (Hogbonou), puis fondèrent plus au nord le royaume d’Itakété (Sakété), pendant que les Egba-Oyo d’Abè-Okuta (les Oyo parmi les Egba) fondèrent le royaume d’Igbo-Ìdàáṣà sur le modèle quasi identique de l’organisation de l’Empire d’Oyo, par la consolidation d’Ifita déjà vivace depuis le 7èmesiècle au plus tôt, le 14ème au plus tard (Igue and Yaï 1973 ; Adédiran A. 1980 ; Adédiran B. 1984, 1998 ; Palau-Marti 1957« Notes sur les rois Dasa » ; Boko 1997 ; Horton 1979 ; Anignikin 2004, 2010 ; Sègla et Boko 2006).
Aux 17ème et 18èmesiècles, à Agbomè, les autochtones Yoruba sont soumis mais adoptèrent une attitude belliqueuse faite de désobéissances face au nouvel occupant Aja-Fon (Anignikin 2001). Les Fon réprimèrent dans le sang les foyers rebelles autochtones yoruba. Ils surnommèrent les récalcitrants « Mahi », ce qui signifiait au départ en fon :« mè é no ma ahi » (Anignikin 2001), c’est-à-dire littéralement, « ceux qui divisent le marché » ; d’où « ma ahi » (Anignikin 2001). Après les batailles de Houndjroto, Tchaounka et Gbowele (de son vrai nom « Igbo-Wèrè », en Yoruba) où ces royaumes proto-yoruba furent atrocement décimés par les conquérants, les proto-yoruba Mahi « s’ouvrir aux autres ethnies » et rejoignirent les Ìdàáṣà et les Sabè dans les cachettes des grottes (collines) et des forêts mais aussi les Kétu, Ipobè, Itakété et autres peuplades de la vallée de l’Ouémé, sur les eaux et dans les troncs d’arbres des forêts, afin de fuir les razzia des troupes d’Agbomè. Le royaume de Savalou naquît dans ces conditions, par l’audace de proto-Yoruba Mahi partis plus loin, au nord-ouest, le fonder sous la conduite d’Oba-Guidi devenu roi Soha Gbaguidi 1er (Anignikin 2001). Savalou, de son authentique nom, en Yoruba « Isabèlou », sera par la suite, malheureusement, mis sous la tutelle d’Agbomè. Il devint une tête de pont des antennes d’Agbomè et forme avec Paouingnan, Agouagon et Soclogbo (de son vrai nom en Yoruba « Okélogbo, Okéli-Ogbo »), quatre (4) localités de renseignements et de bases logistiques à la chasse aux esclaves pendant que Sabè (Savè), Ìdàáṣà (Dassa) et Baatè (Bantè) étaient constamment assiégés (Anignikin 2001 ; Igue and Yaï 1973).
TROISIEME PHASE(18ème-19ème siècles)
La 3ème phase est celle de la dispersion, plus à l’ouest, des Ìdàáṣà et des Sabè qui, exténués par les razzias des troupes d’Abomey, entre le 18èmesiècle et le 19ème siècle, sortirent des grottes et partirent, en ce qui concerne les populations Ìdàáṣà, de Kèrè (So-Maya, ainsi appelé par les Fon et l’administrateur colonial, « Sommet, ne fissure plus » - ‘’so’’ signifiant sommet en fon -, 18ème colline des 41 Collines selon Boko (1997), aujourd’hui Mayaro), d’Imoji, d’Igangan, d’Imuja, d’Isopa (Sokponta), de Kamaté, etc., pour fonder plus loin et plus à l’ouest, les sous-groupes Ifè, Isa, Mayingiri et Aléjo sur les territoires du Dahomey (Bénin) et du Togo actuels (Igue and Yaï 1973 ; Boko 1997 ; Gayibor Nicoué Lodjou1985 ; Sègla et Boko 2006).
Messieurs les Commissaires,
❖ Le royaume d’Igbo-Ìdàáṣà (16ème- 17ème siècles) dont la fondation remonte aux 7ème - 14ème siècles à partir d’Ifita comme base-line, un des royaumes ‘’premiers’’ du territoire du Dahomey et qui a accueilli les proto-yoruba Mahi persécutés par Agbomè entre les 17ème et 19ème siècles,
❖ La décapitation au début de l’année 1885, par les troupes d’Agbomè, du roi AMURO du royaume d’Igbo-Ìdàáṣà, au remplacement musclé par un roi contesté puis la déportation à Agbomè de certains de ses Conseillers-rois locaux, comme celle du roi local de Kèrè (Somaya),
❖ La mission commanditée du Général Dodds, à Ifita-Igbo-Ìdàáṣà, dans le cadre de ses enquêtes sur la cachette supposée du VIDAHO, dada Gbèhanzin, dans le village de la mère de ce dernier (à Agbomè, à partir du règne d’Adandozan au moins, les Vidaho ne pouvaient devenir roi que si leurs mères étaient étrangères), suivie du traité que Dodds signa en 1892 avec Zomahoun Otètan Adjikin contesté, mais installé de force par Glèlè,
❖ L’ampleur des destructions et la saignée humaine infligée aux Yoruba et Mahi du royaume d’Igbo-Ìdàáṣà, au motif de son insoumission à Agbomè sans discontinuer pendant plus de 80 ans de campagnes militaires non gagnées, d’Adandozan à Glèlè, destructions et saignée humaine qui laissent pantois l’explorateur britannique John Duncan en 1845, etc., sont là, des marqueurs irréfutables qui sont loin d’être des fictions (Akinjogbin 1967 ; Boko 1997 ; Morel 1974 ; Berge 1938 ; Afouda 1978 ; Sègla et Boko 2006 ; Duncan 1845).
Messieurs les Commissaires,
Si la pièce manquante du puzzle des royaumes du Centre-Bénin n’est pas réintroduite à sa juste place, il y aurait par voie de conséquence, une injustice flagrante commise et un tort historique fait à l’hôte des persécutés par Agbomè, toutes choses qui ne manqueraient pas de provoquer la frustration qui engendre des déchirements,en ce moment même où l’individu,dans le monde incertain actuel, recherche refuge et sécurité,davantage dans les regroupements identitaires (qui demeurent les vrais gardiens des vérités historiques et de conscience collective) que dans les entités républicaines fortement contestées et chancelantes.
Par la présente, enfin, j’attire humblement votre attention sur le fait que les frustrations augmentent, par exemple lorsqu’on voit que la vérité de la Route de l’Esclavage n’est pas dite comme il se doit, aux Afro-Américains, descendants d’Esclaves et pas à nous-mêmes, Béninois d’aujourd’hui. Or, il reste constant que la « Route de l’Esclavage » ne s’arrête pas à Ouidah ! Pas plus qu’elle ne s’arrête, ni à Bohicon, encore moins à Abomey. Jusqu’à preuve du contraire, les esclaves étaient capturés, en majorité, en dehors des couloirs du royaume d’Abomey. Et donc, tous les sites de mémoires de l’esclavage méritent d’être non seulement honorés, mais aussi et surtout réhabilités. Si, de ce point de vue, l’élite fon semble ignorer sa propre histoire, nous ne devrions pas collectivement faillir en ne nous le rappelant pas. Il y a donc lieu de nous convaincre de ce que nos sangs sont si bien mêlés et que les mères des Vidaho et, par conséquent, celles de leurs aïeux sont des Kétu, Sabè, Bariba, Ìdàáṣà, Mahi, Itakété, Ipobè, Ajasè, Oyo, Egba, Eko, Tofin, Fulani, Aja, Dendi, Kotafon, etc. Nous ne devons pas oublier que la dernière localité franchie avant la « Porte de Non-Retour » à Ouidah, à l’époque, s’appelle toujours « Abéréfoni » (a béèrè funyi ni), qui veut dire :« On vous demande ceci, cela… ». C’est par cette formule que l’interprète de l’Esclavagiste s’adressait à l’Esclave nago en transit vers le Nouveau Monde,d’où il ne retourna jamais. C’est ASSEZ de faits accumulés de l’histoire aujourd’hui documentée, pour ne pas commettre une DOUBLE, une TRIPLE, ou une QUADRUPLE ESCROQUERIE DES MARTYRS !
Cotonou, le lundi 19 septembre 2022
ADJILE SEGLA Aimé
Logicien, Historien des Mathématiques
Logique, Epistémologie, Histoire des Sciences et Technologies
Systèmes de Connaissances et Politiques de Science et d’Innovation
Université d’Abomey-Calavi (Bénin) et Max-Planck Institute (Berlin, Allemagne)
Culture
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